lundi 27 février 2006
Légende de Midas
Source : Les Métamorphoses - Livre XI.
Ce n'est pas encore assez pour Bacchus : il quitte ces fatales campagnes, et, suivi d'une troupe moins cruelle, il va visiter ses vignobles aimés du Tmole, et les rivages du Pactole, lequel ne roulait pas encore dans ses ondes un sable d'or envié des mortels. Les satyres, les bacchantes, cohorte accoutumée, accompagnent le dieu ; mais Silène est absent. Les pâtres de Phrygie l'ont surpris chancelant sous le poids de l'âge et du vin : ils l'ont conduit, enchaîné de fleurs, au roi Midas, à qui le chantre de Thrace et l'Athénien Eumolpe ont enseigné les rites des Orgies. A peine a-t-il reconnu le nourricier du dieu, le compagnon de ses mystères, que, pendant dix jours et dix nuits il célèbre, par de joyeux festins, l'arrivée d'un tel hôte. Déjà, pour la onzième fois, l'astre du matin avait chassé du ciel l'armée brillante des étoiles, quand Midas, joyeux, ramène le vieux Silène aux champs de la Lydie et le rend à son jeune nourrisson. Charmé d'avoir retrouvé son compagnon, le dieu donne à Midas le choix d'un voeu, qu'à l'avance il exauce ; récompense flatteuse, mais que l'imprudent va rendre inutile. «Fais, dit-il, que tout ce que j'aurai touché se convertisse en or». Bacchus accomplit ce souhait, et lui fait ce don funeste, en regrettant qu'il n'ait pas mieux choisi. Le fils de Cybèle se retire, joyeux de posséder ce qui fera son malheur. Croyant à peine à son pouvoir, il veut en faire l'essai. Une branche de chêne pendait verdoyante au-dessus de sa tête : il l'arrache, et c'est un rameau d'or. Il ramasse un caillou qui jaunit dans ses mains ; il touche une glèbe, et c'est une masse d'or ; il coupe des épis, et il tient une moisson d'or ; il cueille un fruit, et vous croiriez voir un fruit du jardin des Hespérides ; il applique ses doigts aux portes de son palais, et l'or rayonne sur les portes ; il plonge ses mains dans l'eau, et l'eau qui ruisselle de ses mains pourrait tromper une autre Danaé. A peine peut-il contenir sa joie et ses espérances : il ne voit plus que de l'or.
Cependant ses serviteurs dressent devant lui des tables chargées de mets et de fruits. Mais si sa main touche les dons de Cérès, ils se durcissent sous sa main ; s'il veut broyer les mets, changés en lames d'or, ils fatiguent en vain sa dent ; s'il mêle à une eau pure les présents de Bacchus, c'est un or fondu qui coule dans sa bouche. Effrayé de ce malheur étrange, riche et pauvre tout à la fois, il voudrait se soustraire à ces funestes richesses, et ce don qu'il avait désiré, il le déteste. Rien ne peut apaiser sa faim : une soif ardente dessèche son gosier, et l'or, qui lui est devenu odieux, fait son juste supplice. Alors, levant au ciel ses mains et ses bras tout brillants de l'or qu'ils ont touché : «Pardonne, s'écrie-t-il, ô Bacchus, j'avoue ma faute ; pardonne, et écarte de moi ces fatales richesses». Les dieux sont indulgents : Bacchus pardonne à Midas une faute qu'il avoue, et le délivre du présent qu'il lui fit pour accomplir sa promesse. «Va, lui dit-il, si tu veux te dépouiller de cet or dont ton coupable souhait t'a revêtu, va vers le fleuve qui arrose la ville puissante de Sardes, et remonte ses eaux sur la montagne, jusqu'à ce que tu en aies trouvé la source : là, à l'endroit où l'eau sort avec abondance, tu présenteras ta tête à l'onde écumante, et tu laveras tout ensemble et ton corps et ta faute». Midas exécute ces ordres : la vertu qu'il possède passe de son corps dans les eaux et va teindre le fleuve. Et maintenant encore cette vertu des eaux sème l'or sur les bords jaunissants du Pactole.
Désormais ennemi des richesses, Midas aime les forêts et les champs, et il habite, avec le dieu Pan, les antres des montagnes. Mais son intelligence est demeurée épaisse, et sa sottise lui sera encore une fois fatale. Au-dessus des mers qu'il domine, s'élève la haute montagne du Tmole, dont les deux rampes se terminent au pied de Sardes d'un côté, de l'autre au pied de l'humble Hypépis. C'est là que Pan amuse de ses chants les nymphes assemblées, et module des accords sur des roseaux qu'unit la cire. Pan osa préférer ses chants aux chants d'Apollon, et le défier à un combat inégal, dont le Tmole fut choisi pour juge. Le vieil arbitre s'assied sur sa montagne. Il écarte de ses oreilles la forêt qui les couvre ; seulement une couronne de chêne ceint sa chevelure azurée, et des glands pendent autour de ses tempes profondes. Alors, regardant le dieu des troupeaux : «Le juge est prêt», dit-il. Pan aussitôt enfle ses pipaux, et leur rustique harmonie charme Midas présent à cette lutte. Pan avait terminé ses chants : le dieu du mont se tourne vers Phébus ; la forêt qui couvre sa tête a suivi ce mouvement. Phébus a couronné ses cheveux blonds des lauriers du Parnasse ; les plis de sa tunique de pourpre descendent jusqu'à terre, et sa main gauche soutient une lyre ornée d'ivoire et de pierres précieuses : sa main droite tient un archet ; sa pose est celle d'un maître de l'art ; ses doigts savants touchent les cordes. Emu des sons divins qu'Apollon fait entendre, le Tmole prononce que les roseaux de Pan sont vaincus par la lyre. Tous approuvent la sentence du dieu ; seul, Midas la condamne, et l'accuse d'injustice.
Le dieu de Délos ne voulut pas laisser la forme humaine à des oreilles si barbares : il les allonge, les remplit de poils grisâtres et les rend mobiles. Midas a tout le reste d'un homme : il est puni dans cette seule partie de son corps, et ses oreilles sont celles d'un âne. Il veut dérober sa honte et cacher sous un bandeau de pourpre l'outrage de son front. Mais un de ses serviteurs l'a vu ; c'est celui dont la main taille avec le fer les cheveux de son maître. Il n'ose révéler ce qu'il a vu ; et cependant il veut le dire : il ne pourrait se taire. Se retirant à l'écart, il creuse la terre, et, à voix basse, y dépose le secret de son maître ; puis il recouvre la fosse et s'éloigne en silence. Bientôt à cette même place une forêt de roseaux se balance, et l'automne qui les mûrit vient trahir celui qui les a semés ; car les tiges balancées par le zéphyr laissent échapper les paroles confiées à la terre, et racontent le secret des oreilles de Midas.