« En vérité, ce que tu vois cache ce que tu dois voir et ce que tu entends brouille ce que tu dois entendre. Derrière le mirage se cache le puits qui apaisera ta soif » Ainsi parla le Maître de la Grâce Puissante à Jaffar le Berbère des plateaux du Hoggar.

Alors que Jaffar descendait des montagnes pour traverser les dunes du sable de feu, il demanda au Tout-Puissant de l'accompagner pour lui montrer la route. Et le Créateur lui fit l'insigne honneur d'aller à ses côtés par-delà les palmiers, les ravins et les regs. Ils parlèrent de sagesse, et de philosophie, de la quête de l'homme, de sa paix intérieure. Jaffar pria le Sachant Éternel de lui faire vivre le merveilleux, de lui faire toucher l'impossible.

Mais souvent pour Jaffar, les mots du Puissant n'avaient pas de sens. Le jeune homme gâchait les images, égarait les paraboles, trébuchait sur les symboles que le Suprême Esprit posait sur son chemin.

Un peu plus tard, le Vénéré Connaissant interrompit la marche, demandant à Jaffar de lui chercher de l'eau pour épancher sa soif. Et Jaffar partit en quête d'un puits, d'une source ou d'un lac pour désaltérer le Maître de l'Univers. Il marcha d'une dune à l'autre, suivit une longue faille creusée dans la roche par le temps et les pluies. Le ravin s'enfonçait vers les plaines côtières, vers les lacs lointains et les rivières enfouies.

Et soudain une apparition au loin lui caressa les sens. Une vision de rêve ressemblant à une jeune fille assise au bord de l'eau attira son regard. Il s'approcha, et découvrit la beauté faite femme, la finesse, le charme et l'amour réunis.

Aux premiers mots, ils comprirent tous deux que le destin les avait désignés pour vivre ensemble. Jaffar demanda la jeune fille en mariage et l'épousa.

Ce fut l'occasion de grandes fêtes dont les sables encore se souviennent. Un, puis deux, puis d'autres nombreux enfants naquirent de leur amour et leur vie fut paisible, et leurs jours furent heureux. Leurs petits grandirent, se marièrent à leur tour, et la deuxième génération d'enfants vécut aussi chez Jaffar, de sorte qu'il eut une grande famille qui comptait douze fils, sept filles, et cinquante petits enfants. En vérité, Jaffar avait créé un peuple de bergers, élevant les troupeaux de chèvres qui allaient se multipliant.

Mais un jour, aussi fort que le bonheur intense qui les faisait vivre, s'abattit le malheur terrible sur toute la région. L'eau des puits fut malade et les bêtes et les hommes moururent comme les éphémères autour des feux du soir. Alors Jaffar emmena sa famille, telle une grande tribu, à travers le désert, pour fuir le malheur qui les poursuivait. Et le malheur précisément courut plus vite qu'eux.

Un à un ses enfants disparurent, et ses petits-enfants aussi, et sa femme d'amour perdit la vie dans ses bras. La soif, la faim, le sable, la maladie eurent raison du peuple de Jaffar qu'il avait mis des années à bâtir. Alors, tel un ermite, il se réfugia seul dans la région des grottes, avec une chèvre et son mâle, ses seuls trésors pour recommencer à vivre.

Un jour qu'il tirait de l'eau du puits, le Seigneur des Mondes lui apparut soudain et lui dit : « Eh bien, que faistu, Jaffar ? Qu'attends-tu pour apaiser ma soif ? Cela fait une heure que tu es parti et je commence à m'impatienter ! »

« Une heure ! » s'exclama Jaffar. « Une heure, mais cela fait près de quarante années, Astre Suprême ! » Une vie, aux yeux de Jaffar, s'était écoulée en quelques dizaines de minutes pour le Tout-Puissant. Alors Jaffar reconnut la métaphore et remercia le Créateur de lui avoir fait comprendre ce qui sépare la réalité de l'illusion, et la vérité du rêve.

Source : La légende des hommes bleus.